La question alimentaire sera-t-elle le cadet de nos soucis ?

Traduction d’un article iconoclaste de Toby Hemenway
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Notre sys­tème agro-alimentaire re­pose es­sen­tiel­le­ment sur le pé­trole, comme l’ont dé­mon­tré avec élo­quence des au­teurs comme Ri­chard Hein­berg [1] et Mi­chael Pol­lan [2] [ndt : plus près de chez nous, on pourra se re­por­ter aux ana­lyses de Jean-Marc Jan­co­vici sur manicore.com]. La flam­bée des prix ali­men­taires en 2008 a conduit à des émeutes de la faim dans cer­tains pays, et dans les ré­gions in­stables du globe la fa­mine frappe avec ré­gu­la­rité. L’angoisse des éta­lages vides place la sé­cu­rité ali­men­taire au centre des pré­oc­cu­pa­tions d’un grand nombre de scé­na­rios post-pétrole, et les gens qui s’inquiètent de la des­cente éner­gé­tique al­lèguent sou­vent que la meilleure fa­çon s’assurer sa pi­tance est d’acheter un lo­pin pour la faire pous­ser soi-même.

Pour­tant dans le monde oc­ci­den­tal, et en par­ti­cu­lier dans les gre­niers à blé que sont les États-Unis, le Ca­nada, et les autres pays ex­por­ta­teurs de den­rées ali­men­taires, le ré­seau de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion de la nour­ri­ture pour­rait bien être l’un des der­niers à flan­cher au cours de la des­cente éner­gé­tique. Pour éla­bo­rer une stra­té­gie prag­ma­tique pour l’après-pic-pétrolier, il est vi­tal d’évaluer les risques et de les com­pa­rer. Si l’on consacre trop de temps et de res­sources à se pré­mu­nir contre des évé­ne­ments trop hy­po­thé­tiques, on se re­trou­vera désem­paré face aux dif­fi­cul­tés plus pro­bables. Je ne tiens pas à dé­cou­ra­ger les jar­di­niers — je suis moi-même un jar­di­nier en­durci et je peux énu­mé­rer des di­zaines d’excellentes rai­son de jar­di­ner. Mais je crois qu’il y a aussi maintes rai­sons pour ne pas se fo­ca­li­ser sur le sys­tème ali­men­taire en pen­sant qu’il est le plus fra­gile, sur­tout si cela nous conduit à des ré­ponses in­di­vi­dua­listes telles que faire un po­ta­ger pour soi. Je ne dis pas que l’agriculture in­dus­trielle, si dé­pen­dante du pé­trole, est in­vul­né­rable, pas plus qu’elle n’est sou­te­nable. Et nous ver­rons peut-être des rup­tures d’approvisionnement tem­po­raires de cer­taines den­rées. Mais il y a de nom­breux ar­gu­ments pour dire que notre peur d’un ef­fon­dre­ment ali­men­taire nous em­pêche de nous concen­trer sur des risques plus im­mé­diats et plus probables.

Tout d’abord, je vou­drais cla­ri­fier deux choses. Pre­miè­re­ment, cet ar­ticle s’adresse aux pays ex­por­ta­teurs nets comme les États-Unis [ndt : ou la France]. Dans les pays du Sud, les sys­tèmes ali­men­taires sont bien plus vul­né­rables. En ef­fet, les cultures vi­vrières y ont été dé­cou­ra­gées au pro­fit de cultures d’exportation qui font ren­trer les de­vises avec les­quelles on im­porte les den­rées de bases. Deuxiè­me­ment, j’emploie le terme “ef­fon­dre­ment ali­men­taire” pour dé­si­gner une in­ca­pa­cité du­rable à pro­duire des den­rées es­sen­tielles, et non pas des pé­nu­ries tem­po­raires ou lo­cales de cer­tains pro­duits, ni non plus des flam­bées de prix en l’absence de pé­nu­ries avé­rées. Les mar­chés de ma­tières pre­mières sont vo­la­tils, le cli­mat est ca­pri­cieux, et notre époque in­cer­taine nous ré­serve as­sez d’aventures pour que des rup­tures tem­po­raires ou lo­ca­li­sées ne soient ja­mais à exclure.

Si la nour­ri­ture re­çoit tant d’attentions, c’est certes parce qu’il s’agit d’un be­soin vi­tal, mais aussi parce que l’une des so­lu­tions à une crise ali­men­taire –pro­duire sa nour­ri­ture soi-même– ap­pa­raît à la por­tée de tout un cha­cun. Ainsi, j’ai l’impression que si l’on s’empare de la ques­tion ali­men­taire, c’est en par­tie parce qu’il nous semble bien plus simple d’y pour­voir que par exemple s’il s’agissait de sau­ve­gar­der le monde fi­nan­cier, le sys­tème de santé, ou bien l’industrie automobile.

Com­ment puis-je af­fir­mer qu’un ef­fon­dre­ment ali­men­taire dans les pays ex­por­ta­teurs est peu pro­bable, alors que l’agriculture conven­tion­nelle est si dé­pen­dante des hy­dro­car­bures ? Certes, notre sys­tème agro-alimentaire est com­plexe, bien trop com­plexe, mais il y a dans notre so­ciété de nom­breux sys­tèmes qui sont en­core plus com­plexes, et donc en­core plus vul­né­rables. Jo­seph Tain­ter [3] n’est pas le seul à faire re­mar­quer que plus un sys­tème est com­plexe, plus il est éner­gi­vore, et qu’au-delà d’un cer­tain seuil on entre dans un mé­ca­nisme de ren­de­ments dé­crois­sants, au point que le coût de la com­plexité dé­passe les bé­né­fices qu’on en tire. Ce sont les sys­tèmes les plus com­plexes qui s’effondrent en pre­mier quand les res­sources dé­clinent, puisqu’il leur en faut beau­coup pour se main­te­nir. A par­tir de ce prin­cipe, on peut se de­man­der quels sont les sys­tèmes qui ont le plus de risques de s’effondrer du­rant la des­cente éner­gé­tique. Ainsi, on pourra en dé­duire où di­ri­ger nos ef­forts de préparation.

Ce n’est pas un mys­tère si l’une des pre­mières struc­tures à som­brer a été le sys­tème fi­nan­cier. Pour or­ga­ni­ser des ins­tru­ments fi­nan­ciers so­phis­ti­qués tels que les CDO et les CDS, pour échan­ger quo­ti­dien­ne­ment des mil­lions de mil­liards de dol­lars à tra­vers des mil­lions de tran­sac­tions ré­glées comme du pa­pier à mu­sique, il faut consi­dé­ra­ble­ment plus d’énergie et de com­plexité que pour culti­ver, condi­tion­ner et dis­tri­buer des den­rées ali­men­taires. Il y a une autre ins­ti­tu­tion qui est aussi en passe de s’écrouler, c’est le sys­tème de santé, qui est est aussi un sys­tème fa­bu­leu­se­ment com­pli­qué né­ces­si­tant des équi­pe­ments so­phis­ti­qués et oné­reux et des per­son­nels qu’il faut des an­nées pour for­mer, le tout ad­mi­nis­tré par un écha­fau­dage de sé­cu­rité so­ciale tout aussi ver­ti­gi­neux dans sa com­plexité. Ainsi, on constate que les sys­tèmes les plus com­plexes sont déjà en train de prendre l’eau. A l’heure où la fi­nance sombre et où l’accès aux soins de­vient pro­blé­ma­tique, le sys­tème agro-alimentaire est net­te­ment moins mys­té­rieux si on le consi­dère sous l’angle de la complexité.

Pour as­seoir l’argumentaire, on peut ten­ter de com­pa­rer quan­ti­ta­ti­ve­ment la com­plexité de ces dif­fé­rents sys­tèmes. Pour ce faire, j’emprunterai à Ho­ward Odum [4] ses concepts d’Emer­gie (non pas éner­gie, mais éner­gie mé­moire) et de Trans­for­mité. L’émergie me­sure l’énergie so­laire to­tale né­ces­saire pour fa­bri­quer un pro­duit ou of­frir un ser­vice. La trans­for­mité dé­signe alors la quan­tité d’émergie d’un cer­tain type né­ces­saire à la pro­duc­tion d’une unité d’énergie d’un autre type. C’est un in­di­ca­teur des pertes liées à cette conver­sion, et de la qua­lité d’un type d’énergie. Consi­dé­rons par exemple la chaîne ali­men­taire. Un mil­lion de ca­lo­ries so­laires per­mettent de pro­duire une cer­taine quan­tité d’algues. Une fois ces algues consom­mées par le planc­ton, on ob­tient 1000 ca­lo­ries de planc­ton. Les­quelles de­viennent en­suite 1 ca­lo­rie de pois­son. Ainsi, la trans­for­mité de cette ca­lo­rie de pois­son cor­res­pond à un mil­lion de ca­lo­ries so­laires : on cal­cule le rap­port entre les ca­lo­ries de pois­son pro­duites et l’énergie so­laire consom­mée au dé­but de la chaîne ali­men­taire. Comme le planc­ton est plus bas dans la chaîne ali­men­taire, il a une trans­for­mité moins éle­vée : 1000 ca­lo­ries d’énergie so­laire pour une ca­lo­rie de plancton.

Une trans­for­mité éle­vée ne ca­rac­té­rise pas sim­ple­ment des pro­ces­sus gour­mands en éner­gie : elle in­dique aussi qu’ils ont né­ces­sité da­van­tage d’étapes de conver­sion, les­quelles in­tro­duisent des pertes éner­gé­tiques et consti­tuent des points faibles dans le sys­tème. De plus, les sys­tèmes qui ont une trans­for­mité éle­vée font gé­né­ra­le­ment ap­pel à des tech­no­lo­gies plus com­plexes que les pro­ces­sus à basse trans­for­mité. Le planc­ton est plus simple que le poisson.

Quelle est donc la com­plexité de notre sys­tème ali­men­taire ? Ho­ward Odum dans ses ou­vrages écrit que la trans­for­mité de la nour­ri­ture dans les pays in­dus­tria­li­sés est de l’ordre de 25000 à 100000 ca­lo­ries so­laires pour chaque ca­lo­rie ali­men­taire. Ceci est re­la­ti­ve­ment mo­deste quand on com­pare aux autres biens et ser­vices cou­rants. Odum nous dit que la trans­for­mité at­teint 215000 pour la pro­duc­tion de pa­pier ; 200000 pour la pro­duc­tion d’électricité ; 750000 pour le ci­ment ; et que les tran­sac­tions ba­sées sur des tech­no­lo­gies nu­mé­riques comme la fi­nance ont des trans­for­mi­tés qui at­teignent 1 mil­liard ou da­van­tage. Si la com­plexité, la trans­for­mité et la vul­né­ra­bi­lité vont de pair –ce dont je suis convaincu– alors les ac­ti­vi­tés de grande com­plexité ca­rac­té­ri­sées par une trans­for­mité éle­vée, parmi les­quelles les em­plois du ter­tiaire, la pro­duc­tion élec­trique, les com­mu­ni­ca­tions, et qua­si­ment tous les ser­vices d’ordre so­cial ou éco­no­mique, se­ront af­fec­tés avant la pro­duc­tion ali­men­taire. C’est d’ailleurs ce pro­ces­sus que nous ob­ser­vons aujourd’hui. Il est bien plus dif­fi­cile de for­mer et d’approvisionner un ban­quier d’affaires ou un chi­rur­gien qu’un agri­cul­teur. A me­sure que la com­plexité chu­tera sous l’effet de la des­cente éner­gé­tique, les pro­duits et les ser­vices de basse trans­for­mité se­ront les plus à même de survivre.

Cer­tains fe­ront re­mar­quer que même si le sys­tème ali­men­taire n’est pas si com­plexe, une bonne par­tie de nos terres agri­coles est sous le bé­ton, et nous ne sa­vons pas pro­duire de nour­ri­ture sans com­bus­tibles fos­siles. Je­tons un œil sur les chiffres. Les États-Unis sont un ex­por­ta­teur net, et nous pro­dui­sons en­vi­ron 4000 ca­lo­ries par per­sonne [5]. Pour pro­duire cette ra­tion quo­ti­dienne, l’agriculture amé­ri­caine consomme en­vi­ron 3 mil­lions de ba­rils par jour, soit 15% de la consom­ma­tion de pé­trole [6]. Ainsi, en di­vi­sant par deux la consom­ma­tion de pé­trole, l’industrie agri­cole amé­ri­caine pour­rait en­core pro­duire la ra­tion de base de 2000 ca­lo­ries. Ceci re­quière 1.5 mil­lions de ba­rils par jour, ce qui de­vrait pou­voir se trou­ver pen­dant en­core un cer­tain temps. Ceci prouve que la com­plexité ou le pé­trole ne sont pro­ba­ble­ment pas les fac­teurs qui li­mi­te­ront la pro­duc­tion ali­men­taire dans les grandes na­tions agri­coles, du moins pas avant que d’autres sys­tèmes fa­mi­liers plus com­plexes et plus gour­mands en éner­gie ne se soient d’abord effondrés.

L’ère du pé­trole bon mar­ché nous a per­mis de consa­crer des quan­ti­tés consi­dé­rables d’énergie, à la fois éner­gie fos­sile et éner­gie hu­maine, à des ac­ti­vi­tés non-essentielles comme le spec­tacle, les di­ver­tis­se­ments, le tou­risme, les sports, les mé­dias, et autres in­dus­tries as­soif­fées de pé­trole. Le pé­trole bon-marché per­met au monde oc­ci­den­tal de bour­lin­guer sans re­lâche dans des voi­tures et des avions in­ef­fi­caces. En d’autres termes, 85% de notre consom­ma­tion de pé­trole sert d’autres ac­ti­vi­tés que l’agriculture, les­quelles ac­ti­vi­tés se ca­rac­té­risent sou­vent par un grand gas­pillage. A me­sure que le pé­trole se ren­ché­rira, c’est vers la pro­duc­tion de nour­ri­ture que nous choi­si­rons de re­di­ri­ger une par­tie de cette consom­ma­tion ma­la­dive, en évi­tant par exemple les longs tra­jets domicile-travail et autres ac­ti­vi­tés non-essentielles. Il est pro­bable que passé le pic pé­tro­lier, nous re­com­men­ce­rons pro­gres­si­ve­ment à consa­crer en­vi­ron 30 à 50% de notre dé­pense éner­gé­tique à la pro­duc­tion ali­men­taire, ce qui fut le cas pen­dant l’essentiel de l’histoire hu­maine [7]. Ce cham­bou­le­ment de nos prio­ri­tés pé­tro­lières nous don­nera un peu de temps pour re­con­fi­gu­rer notre sys­tème agro-alimentaire in­ef­fi­cace et dé­pen­dant du pé­trole pour le rendre plus lo­cal et plus du­rable, si nous ne sommes pas trop idiots.

Un autre ar­gu­ment sou­vent cité pour pré­dire l’effondrement du sys­tème agri­cole, c’est que l’approvisionnement en pé­trole est aléa­toire. Que se passerait-il si nos four­nis­seurs ve­naient à ces­ser les li­vrai­sons ? Il faut no­ter que les États-Unis pro­duisent en­vi­ron 5 mil­lions de ba­rils par jour. Nos plus gros four­nis­seurs ex­té­rieurs sont le Ca­nada et le Mexique, to­ta­li­sant en­vi­ron 40% de nos im­por­ta­tions, soit en­vi­ron 4 mil­lions de ba­rils par jour [8]. Ainsi, nous dis­po­sons de 9 mil­lions de ba­rils par jour rien qu’avec des ap­pro­vi­sion­ne­ments proches. C’est trois fois la consom­ma­tion ac­tuelle de notre agri­cul­ture, et six fois ce qu’il fau­drait pour pro­duire une ra­tion de base. Le gaz na­tu­rel, qui est à la base de la fa­bri­ca­tion d’engrais, est une res­source clé pour l’agriculture, et il pro­vient es­sen­tiel­le­ment de sources stables, puisque c’est le Ca­nada qui four­nit 95% de nos im­por­ta­tions. L’intégration éco­no­mique et les réa­li­tés géo­po­li­tiques en Amé­rique du Nord per­met­tront pro­ba­ble­ment au pé­trole de cou­ler as­sez long­temps pour nous per­mettre de re­struc­tu­rer notre agri­cul­ture vers une plus grande so­briété. Na­tu­rel­le­ment, la pro­duc­tion de pé­trole conti­nuera de dé­cli­ner pen­dant ce temps, et il y aura cer­tai­ne­ment des crises épi­so­diques, mais les chiffres montrent que la pers­pec­tive d’une fa­mine aux États-Unis est loin d’être une certitude.

En vé­rité, ce sont les fer­miers qui font le plus vieux mé­tier du monde. Cela fait 10000 ans que nous pra­ti­quons l’agriculture, nous sa­vons bien le faire, et c’est un sys­tème as­sez simple dans son fonc­tion­ne­ment. La pro­duc­tion ali­men­taire consti­tue la base d’une gi­gan­tesque py­ra­mide cultu­relle, ce qui la rend fon­da­men­tale. Si elle ces­sait de fonc­tion­ner, les consé­quences se­raient ca­tas­tro­phiques, mais comme c’est aussi une ac­ti­vité plus élé­men­taire, elle est plus fa­cile à en­tre­te­nir que tous les sys­tèmes de com­plexité su­pé­rieure. Plus de 71 mil­lions de foyers amé­ri­cains comptent au moins un jar­di­nier [9], ce qui nous confère une so­lide base de savoir-faire dans la tran­si­tion vers une pro­duc­tion relocalisée.

Très cer­tai­ne­ment, l’alimentation ces­sera d’être une pièce mi­neure dans l’économie amé­ri­caine, et de­man­dera peut-être un tiers à la moi­tié de la main-d’œuvre et de la dé­pense éner­gé­tique. L’exemple de Cuba, qui a réussi à re­con­fi­gu­rer son sys­tème agri­cole en quelques an­nées après une pé­nu­rie pé­tro­lière sou­daine et quasi-totale, montre que la pro­duc­tion ali­men­taire peut être mo­di­fiée ra­pi­de­ment. Si c’était urgent, com­bien de temps nous faudrait-il pour conver­tir un es­pace vert ur­bain ou bien une par­celle de soja des­ti­née à faire de l’encre ou de la pein­ture pour voi­tures pour les consa­crer à la pro­duc­tion ali­men­taire ? Une sai­son. La conver­sion ré­cente de mil­lions d’hectares de soja en pro­duc­tion de maïs pour les agro-carburants montre à quelle vi­tesse les agri­cul­teurs ré­pondent aux in­ci­ta­tions du mar­ché. Comme le sug­gèrent Sha­ron As­tyk et Aa­ron New­ton dans leur ou­vrage A Na­tion of Far­mers (une na­tion d’agriculteurs), à me­sure que les prix ali­men­taires aug­men­te­ront, les chô­meurs de la des­cente éner­gé­tique trou­ve­ront à s’employer à la cam­pagne pour pro­duire notre nourriture.

Pourra-t-on se nour­rir lo­ca­le­ment quand le trans­port sera re­de­venu cher ? Pour jau­ger la ques­tion, il faut sa­voir s’il y a as­sez de terres agri­coles à proxi­mité des villes pour nour­rir les po­pu­la­tions ur­baines. Des cher­cheurs de l’Université de Cor­nell ont mon­tré qu’on pou­vait sa­tis­faire les be­soins ca­lo­riques d’une ville de plus de 200000 ha­bi­tants telle que Ro­ches­ter dans l’État de New-York, dans un rayon de 27km rien qu’avec des terres agri­coles exis­tantes, ce qui re­pré­sen­te­rait tout de même 36000 hec­tares. Ce cal­cul est sim­pliste, puisqu’il ne s’intéresse qu’aux be­soins ca­lo­riques et ou­blie les autres be­soins nu­tri­tion­nels. Pour un ré­gime équi­li­bré et di­ver­si­fié, il fau­dra cer­tai­ne­ment s’appuyer sur un pé­ri­mètre plus vaste. Ima­gi­nons que cela re­pré­sente deux fois plus de su­per­fi­cie, soit 72000 hec­tares. Les pro­duc­tions de ce sec­teur se­ront tou­jours à moins de 40km de la ville, ce qui per­met un ap­pro­vi­sion­ne­ment re­la­ti­ve­ment aisé. Ceci per­met­trait d’économiser une grande par­tie de la consom­ma­tion ac­tuelle as­so­ciée aux trans­ports, et d’arrêter de faire par­cou­rir des mil­liers de ki­lo­mètres à des sa­lades. A no­ter que l’étude de l’Université de Cor­nell a consi­déré un mo­dèle agri­cole conven­tion­nel, bien moins ef­fi­cace que de pe­tites pro­duc­tions lo­cales et in­ten­sives qui sau­ront uti­li­ser des res­sources lo­cales en nu­tri­ments comme le fu­mier com­posté ani­mal ou hu­main, et bien d’autres tech­niques éco­nomes en res­sources que nous uti­li­se­rions na­tu­rel­le­ment si nous ve­nions à dé­pendre d’un ap­pro­vi­sion­ne­ment uni­que­ment lo­cal. Ainsi, seules les très grandes mé­tro­poles au­ront vrai­ment des sou­cis pour s’approvisionner lo­ca­le­ment, mais il est vrai­sem­blable que l’on saura leur at­tri­buer une prio­rité en termes de quo­tas de consom­ma­tion d’énergie fos­sile pour pou­voir s’approvisionner au­près de pro­duc­teurs plus distants.

C’est d’ailleurs ce ré­agen­ce­ment des prio­ri­tés concer­nant la consom­ma­tion de pé­trole qui nous amène à l’un des ar­gu­ments les plus so­lides pour dire que l’approvisionnement en nour­ri­ture risque moins d’être at­teint que n’importe quelle autre res­source. Les dé­ci­deurs po­li­tiques com­prennent que la faim peut ren­ver­ser un gou­ver­ne­ment. Notre ima­gi­naire cultu­rel re­flète cette peur. On sait ra­re­ment grand-chose sur Marie-Antoinette, si ce n’est la ci­ta­tion apo­cryphe, qui lui vau­dra plus tard la guillo­tine, dans la­quelle elle in­vite les pay­sans qui manquent de pain à se ra­battre sur les gâ­teaux. Trotsky écri­vait que toute so­ciété n’est qu’à trois re­pas d’une ré­vo­lu­tion. L’Histoire nous montre que n’importe quel État à peu près fonc­tion­nel, à part les pires clap­to­cra­ties, pré­fère faire lan­guir tous les ser­vices pu­blics –la santé, les fi­nances, l’assainissement, l’éducation, les trans­ports, et même ses vi­sées im­pé­riales– plu­tôt que de lais­ser ses ha­bi­tants avoir faim. Pour le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain, cela si­gni­fie qu’il fau­dra as­su­rer coûte que coûte un ap­pro­vi­sion­ne­ment sa­tis­fai­sant d’au moins 1.5 mil­lions de ba­rils par jour pour les be­soins alimentaires.

Je ne dis pour­tant pas qu’il n’y a au­cun risque d’effondrement ali­men­taire. Peut-être qu’un gou­ver­ne­ment stu­pide dé­ci­dera de ré­ser­ver les res­sources éner­gé­tiques aux mi­li­taires ou aux riches. Ou bien peut-être que les liens entre le sec­teur fi­nan­cier et le sec­teur ali­men­taire, par exemple par les contrats à terme et les mar­chés de ma­tières pre­mières, met­tront la pa­gaille dans les ap­pro­vi­sion­ne­ments de nour­ri­ture. En­fin, il est cer­tain que pour pas­ser des 10% ac­tuel­le­ment consa­crés à l’alimentation dans le bud­get du mé­nage moyen pour at­teindre la part de 30 ou 50% qui re­pré­sente la nor­male his­to­rique, l’ajustement sera rude et turbulent.

Quel que soit le scé­na­rio qu’on en­vi­sage pour l’après-pic, il n’est pas in­utile de mettre de côté quelques ré­serves de nour­ri­ture et d’eau, as­sez pour se sen­tir ras­suré. Mais se concen­trer uni­que­ment sur un pos­sible ef­fon­dre­ment ali­men­taire et la fa­çon d’y sur­vivre, c’est un peu comme cher­cher ses clés de voi­ture au pied du ré­ver­bère parce que c’est le seul en­droit éclairé, même si on a perdu ses clés ailleurs. En pé­riode de crise, on se ré­fu­gie sou­vent dans ce que l’on sait faire, même quand il y a mieux à faire. Per­sonne ne peut in­di­vi­duel­le­ment cor­ri­ger le sys­tème de santé ou l’économie, mais cha­cun peut faire pous­ser quelques lé­gumes, et c’est peut-être la rai­son qui fait que la ques­tion ali­men­taire est sou­vent au centre des pré­oc­cu­pa­tions de ceux qui s’inquiètent du pic pé­tro­lier. Je par­tage cette convic­tion : faire pous­ser sa nour­ri­ture n’est pas com­pli­qué. C’est un savoir-faire an­ces­tral qui est au cœur de la culture hu­maine, et même dans sa ma­ni­fes­ta­tion in­dus­trielle, c’est un sys­tème ro­buste qui est moins com­plexe et plus sobre en éner­gie que la plu­part des autres ac­ti­vi­tés dans notre so­ciété. C’est pour­quoi je pense que le sys­tème ali­men­taire sur­vi­vra plus long­temps que tout le reste de notre so­ciété du pé­trole. Et même s’il faut pré­voir d’éventuelles pé­nu­ries pas­sa­gères, dans nos pays ex­por­ta­teurs la nour­ri­ture a plus de chances de sur­vivre à la tran­si­tion que bien d’autres as­pects de notre culture.

Cela dit, il reste mille rai­sons de plan­ter un jardin.

Ré­fé­rences
1. Hein­berg, Ri­chard. “What Will We Eat as the Oil Runs Out?” http://www.richardheinberg.com/museletter/188

2. Pol­lan, Mi­chael. “Far­mer in Chief,” New York Times Ma­ga­zine, Oc­to­ber 8, 2008. http://www.nytimes.com/2008/10/12/magazine/12policy-t.html

3. Tain­ter, Jo­seph. The Col­lapse of Com­plex Societies.

4. Odum, Ho­ward T. A Pros­pe­rous Way Down.

5. Put­nam, J, J All­shouse, L. S. Kan­tor. U.S. Per Ca­pita Food Sup­ply Trends
http://www.ers.usda.gov/publications/FoodReview/DEC2002/frvol25i3a.pdf

6. Je consi­dère la va­leur mé­diane des es­ti­ma­tions­qui va­rient entre 19%, (see Mi­chael Pol­lan, above), et 10% (see Mar­tin C. Hel­ler and Gre­gory A. Keo­leian; Life Cycle-Based Sus­tai­na­bi­lity In­di­ca­tors for As­sess­ment of the U.S. Food Sys­tem. http://css.snre.umich.edu/css_doc/CSS00-04.pdf

7. Brau­del, Fer­nand. The Struc­tures of Eve­ry­day Life.

8. Energy In­for­ma­tion Ad­mi­nis­tra­tion. Crude Oil and To­tal Pe­tro­leum Im­ports, Top 15 Coun­tries. http://www.eia.doe.gov/pub/oil_gas/petroleum/data_publications/company_level_imports/current/import.html

9. Na­tio­nal Gar­de­ning As­so­cia­tion, 2005. En­vi­ron­men­tal Lawn and Gar­den Survey.

10. Pe­ters, Chris­tian J., Ar­thur J. Lembo, and Gary W. Fick, 2005. A Tale of Two Food­sheds: Map­ping Lo­cal Food Pro­duc­tion Ca­pa­city Re­la­tive to Lo­cal Food Re­qui­re­ments. http://crops.confex.com/crops/viewHandout.cgi?uploadid=226

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