Peut-on faire du bio en grande culture ?

Toute monoculture est instable, et la lutte biologique n’est pas une panacée.

Même bio, l’agriculture à grande échelle a trois han­di­caps ma­jeurs pour être vrai­ment du­rable : elle reste es­sen­tiel­le­ment ba­sée sur des par­celles en mo­no­cul­ture, elle doit se plier aux exi­gences d’un cir­cuit de dis­tri­bu­tion in­dus­triel, et elle porte les coûts ca­chés d’un mo­dèle cen­tra­lisé. Peut-être que la conver­sion de notre agri­cul­ture pro­duc­ti­viste aux mé­thodes bio­lo­giques se­rait l’occasion de dés­in­dus­tria­li­ser l’agriculture.

Mo­no­cul­ture, dés­équi­libres, interventionnisme

Les tech­niques de se­mis di­rect sous cou­vert dé­crites par exemple par Claude Bour­gui­gnon, ou bien tes­tées par les agri­cool­teurs mettent le res­pect des sols à la por­tée de la grande culture. Le sol se re­cons­ti­tue, la faune en­do­gée pros­père, les plantes sont en meilleure santé. C’est ré­vo­lu­tion­naire, mais ça reste es­sen­tiel­le­ment de la mo­no­cul­ture. Une seule va­riété, se­mée avec la plus grande ré­gu­la­rité sur une vaste par­celle, ça ne fait pas un éco­sys­tème. Or la théo­rie de l’évolution nous ap­prend une chose : si les éco­sys­tèmes spon­ta­nés contiennent une telle bio­di­ver­sité, c’est que c’est jus­te­ment cette bio­di­ver­sité qui leur a per­mis de sur­vivre jusqu’à nous. Il n’y a pas d’écosystème uni­forme dans la na­ture, parce que ces éco­sys­tèmes n’ont pas sur­vécu. J’en conclus qu’une par­celle uni­forme, propre, ran­gée, c’est une par­celle en sur­sis. Même en bio, l’équilibre est instable.

Le meilleur que sau­rait faire la grande culture, ça se­rait des par­celles en bandes longues, de la lar­geur d’une mois­son­neuse, sé­pa­rées par des haies cham­pêtres. Et comme un arc-en-ciel, on al­ter­ne­rait les es­pèces dans les bandes : fraises, blé, soja, taillis de saule, pa­tates, orge, colza, lu­zerne, ray-grass, re-fraises, etc. Déjà ça, ça se­rait beau, et peut-être suf­fi­sam­ment stable pour sur­vivre d’une sai­son sur l’autre. En fait, c’est la haie qui pro­cu­re­rait la bio­di­ver­sité, puisqu’on y lais­se­rait pous­ser toutes les es­pèces vé­gé­tales pos­sibles, et toute la faune qui va avec. Les pré­da­teurs ne se­raient donc ja­mais à plus d’une-demi fau­chée de mois­son­neuse de leurs proies, ce qui est un gage de robustesse.

Tou­te­fois, ça n’en reste pas moins de longues éten­dues plan­tées de la même va­riété. Et quand un en­va­his­seur at­teint une de ces bandes sans que son pré­da­teur na­tu­rel soit pré­sent (par exemple un re­doux pré­coce fai­sant éclore un in­secte pa­ra­site avant le re­tour des oi­seaux qui s’en nour­rissent), c’est toute la bande qui est at­teinte. Si l’agriculteur ne peut pas se per­mettre de perdre une bande, il lui fau­dra in­ter­ve­nir. Et je suis un fa­rouche li­bé­ral en ce qui concerne l’agriculture : toute in­ter­ven­tion est un échec, que le trai­te­ment soit au­to­risé par le ca­hier des charges du la­bel AB ou pas.

Ac­ci­dents dans la lutte biologique

Même bio, la grande culture res­tera donc ca­rac­té­ri­sée par cette fra­gi­lité in­trin­sèque de la mo­no­cul­ture, donc par des ac­ci­dents et des in­ter­ven­tions cu­ra­tives, sui­vies de re­com­man­da­tions d’interventions pré­ven­tives, les­quelles in­dui­ront des dés­équi­libres qui pro­vo­que­ront d’autres ac­ci­dents. On risque d’assister au même genre de fuite en avant que dans l’agriculture chi­mique, sim­ple­ment avec des pro­duits qu’on consi­dère moins dan­ge­reux. La lutte bio­lo­gique n’est mal­heu­reu­se­ment pas une pa­na­cée et nous offre suf­fi­sam­ment d’exemples de ba­vures re­gret­tables pour nous in­ci­ter à la prudence.

Quelques exemples :

  • La myxo­ma­tose est un vi­rus d’Amérique du Sud, in­tro­duit en Au­tra­lie pour contrô­ler les po­pu­la­tions in­va­sives de la­pins. Elle a en­suite été in­tro­duite en Eu­rope, et a fait des ra­vages dans nos po­pu­la­tions de la­pins, si bien que main­te­nant on doit vac­ci­ner nos lapins
  • Cac­to­blas­tis cac­to­rum est un pa­pillon d’Amérique du Sud in­tro­duit en Aus­tra­lie (la ré­pé­ti­tion est in­ten­tion­nelle) pour contrô­ler l’invasion de fi­guiers de bar­ba­rie (Opun­tia Ficus-Indica). Cette ini­tiave a long­temps été ci­tée en exemple comme l’une des grandes réus­sites de la lutte bio­lo­gique. Sauf que main­te­nant, la bes­tiole a ga­gné l’Amérique Cen­trale et du Nord, et me­naces les es­pèces en­dé­miques de cac­tus, ainsi que le re­venu agri­cole de nom­breux agri­cul­teurs mexicains.
  • Le cra­paud buffle est un cra­paud d’Amérique du Sud, qui a été in­tro­duit en Aus­tra­lie (en­core ?) pour man­ger les in­sectes pa­ra­sites de la canne à sucre. Comme il a ten­dance à em­poi­son­ner les pré­da­teurs in­di­gènes, il se ré­pand comme … des lapins.
  • La Gam­bu­sie est un pe­tit pois­son du Golfe du Mexique, qui se nour­rit entre autres de larves de mous­tiques, et qui a été in­tro­duit un peu par­tout pour lut­ter contre le pa­lu­disme. Comme il ne se contente pas de man­ger les mous­tiques, il me­nace de très nom­breuses es­pèces en­dé­miques (en par­ti­cu­lier en Australie)
  • Rhi­no­cyl­lus co­ni­cus est un genre de cha­ran­çon na­tif d’Eurasie et d’Afrique du Nord qui a été in­tro­duit en Amé­rique du Nord pour man­ger les mau­vais char­dons. Mais il mange aussi les gen­tils char­dons, et il a fini par mettre en dan­ger les char­dons na­tifs de là-bas.
  • Des man­goustes ont été in­tro­duites à Ha­waii pour ve­nir à bout des in­va­sions de rats. Ap­pa­rem­ment, elles pré­fèrent faire dis­pa­raître les es­pèces en­dé­miques d’oiseaux. [ref]
  • etc.

Va­rié­tés, et cir­cuits de distribution

La pro­duc­tion in­dus­trielle pro­duit des quan­ti­tés in­dus­trielles, donc né­ces­site une dis­tri­bu­tion in­dus­trielle, et in fine du trans­port. Ce qu’on gagne avec l’efficacité de la mé­ca­ni­sa­tion d’un côté, on le re­perd en grande par­tie en un ré­seau de trans­port, de contrôle, et de dis­tri­bu­tion com­plexe et ra­mi­fié. Il ne faut pas ou­blier en ef­fet qu’un su­per­ma­ché, même bio, concentre d’énormes gas­pillages, au pre­mier rang des­quels les tra­jets en ca­mion des den­rées, les par­kings, le chauf­fage du su­per­mar­ché pen­dant qu’on ré­fri­gère les bacs, et les tra­jets en voi­ture par­ti­cu­lière des consom­ma­teurs (qui ne sont ja­mais comptés).

Pour per­mettre ce trans­port et cette dis­tri­bu­tion, les va­rié­tés doivent être sé­lec­tion­nées non pas pour le goût ou les va­leurs nu­tri­tives, mais pour la ro­bus­tesse au stress mé­ca­nique et ther­mique. On conti­nue alors de vivre sur les va­rié­tés in­dus­trielles de pommes, de to­mates, ou de cour­gettes. Ceci est à nou­veau un frein à la diversité.

Quels coûts se cachent der­rière les éco­no­mies d’échelle ?

Comme l’a prouvé Ivan Illitch, une bonne par­tie du mo­dèle in­dus­triel re­pose sur la foi dog­ma­tique que l’industrialisation d’un sys­tème de pro­duc­tion conduit tou­jours à des éco­no­mies d’échelles. En outre, le mi­racle du pé­trole bon mar­ché a mas­qué pen­dant cin­quante ans les coûts du trans­port. S’il est vrai que les dé­buts de la ré­vo­lu­tion in­dus­trielle (ou de la ré­vo­lu­tion verte) ont oc­ca­sionné des aug­men­ta­tions no­tables de pro­duc­tion, il faut se de­man­der si ce n’était pas da­van­tage un ef­fet de modernisation/rationalisation, voire de pillage du pa­tri­moine et des res­sources. Je crois que le mo­dèle in­dus­triel ap­pli­qué à l’agriculture, en ou­bliant tous les coûts ex­ternes, re­pré­sente en fait des dés­éco­no­mies d’échelle considérables.

On croit qu’un agri­cul­teur peut nour­rir à lui seul des cen­taines de fa­milles. Un mi­racle d’efficacité in­dus­trielle. En fait, il n’est que le som­met de l’iceberg agroa­li­men­taire, et der­rière lui se cachent le tech­ni­cien de la chambre d’agriculture, le ven­deur de trac­teurs, l’ouvrier qui a construit le trac­teur, son pa­tron, le comp­table de son pa­tron, l’agent du Cré­dit Agri­cole, le ven­deur d’intrants, l’ouvrier qui a construit l’usine qui fa­brique les en­grais, le chauf­feur qui amène les ali­ments, le chauf­feur qui em­mène les bêtes, le chauf­feur qui amène le fioul, le chauf­feur qui dis­tri­bue les car­casses, le bou­cher qui dé­coupe les car­casses, le ven­deur qui met les steaks sous plas­tique et en rayon, la cais­sière qui bipe le code barre, l’ouvrier qui a construit la voi­ture du consom­ma­teur, etc. et j’en oublie.

En­vi­ron un sep­tième du re­venu des mé­nages est consa­cré au bud­get agro-alimentaire. Ainsi, pour nour­rir 100 fa­milles, il faut en fait 13 per­sonnes à plein temps en plus de l’agriculteur pour faire tour­ner le reste de la fi­lière. Et à chaque fois qu’on veut aug­men­ter la pro­duc­ti­vité d’un agri­cul­teur, on gé­nère des coûts sup­plé­men­taires ailleurs dans la fi­lière (re­cherche en OGM, nou­velles ma­chines agri­coles, trans­ports plus loin­tains), et de plus en plus sou­vent à l’extérieur de la fi­lière (santé pu­blique, crises sa­ni­taires et éco­lo­giques, sub­ven­tions, ex­por­ta­tions ‘for­cées’, mi­sère des pauvres des pays pauvres, dé­lo­ca­li­sa­tions, ap­pau­vris­se­ment des pauvres des pays riches).

Le sys­tème in­dus­triel n’est donc pas aussi ef­fi­cace qu’on croit. Et c’est fi­na­le­ment une bonne nou­velle : l’argument ‘c’est trop cher’ ne tient plus, et on peut en­vi­sa­ger de re­ve­nir à une agri­cul­ture pay­sanne plus gour­mande en tra­vail aux champs, sans craindre d’augmenter le coût total.

Quel bon ni­veau de ‘désindustrialisation’ ?

En ef­fet, une ex­ploi­ta­tion de plus pe­tite taille, si elle né­ces­site plus de main d’oeuvre pour pro­duire, de­mande moins de monde pour dis­tri­buer. Contrai­re­ment à un Au­chan, un mar­ché de pro­duc­teurs n’a pas be­soin de chefs de rayon, de ma­nu­ten­tion­naires, de vi­giles, d’agents de net­toyage, ou bien de di­rec­teur des achats. En pas­sant à des cir­cuits courts, on ré­duit consi­dé­ra­ble­ment les in­ter­mé­diaires et les sur­coûts (pla­te­forme lo­gis­tique, en­tre­pôts fri­go­ri­fiques, semi-remorques char­riant des ca­gettes à tra­vers toute l’Europe, …). Une agri­cul­ture pay­sanne de­mande aussi moins d’investissements en ma­té­riel, donc moins d’ouvriers à la chaîne pour construire des gros tracteurs.

Où se­ront tous ces gens li­bé­rés de la né­bu­leuse agro-alimentaire in­dus­trielle ? Aux champs. Si la nou­velle agri­cul­ture pay­sanne n’est pas plus coû­teuse que le mo­dèle in­dus­triel, alors on aura sim­ple­ment trans­formé des tra­vailleurs ur­bains en pay­sans. Au pas­sage, en re­peu­plant ainsi les cam­pagnes, on ré­duit les dis­tances entre pro­duc­teur et consom­ma­teur, ce qui amé­liore en­core l’efficacité.

Pour que ce sys­tème ne soit pas plus coû­teux que le sys­tème ac­tuel (et je ne compte pas les coûts ca­chés), il fau­drait qu’un pay­san tra­vaillant en cir­cuit court (AMAP ou mar­ché de pro­duc­teurs) puisse nour­rir 7 fa­milles. Ca doit être fai­sable, non ?

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